Entretiens avec le client (Mauvais traitements)

Qu’il s’agisse de préparer la défense de son client au fond ou de soulever (et donc prouver) une irrégularité de procédure, certaines questions fondamentales sont à poser. Si nous le faisons tous, il est évident qu’avec le temps et l’expérience, la multiplication des dossiers et des visites en détention, on finit parfois par en oublier certaines. D’où l’utilité d’un petit mémo dans lequel on note :

  • Les dates et heures précises de l’arrestation ;
  • Les conditions de l’arrestation : nombre de personnes, rôle de chacun, éventuellement noms et qualité ;
  • Les paroles échangées, droits invoqués, placement en garde à vue, connaissance de l’infraction ;
  • La langue utilisée, sa compréhension et les visites ;
  • Les conditions de traitement après l’arrestation / Conditions de la garde à vue : médecin, avocat, interprète, interrogatoires, repos, nourriture, famille ;
  • Suivi judiciaire : transferts vers le palais, comparutions, notifications, droit à l’avocat.

Ce mémo sert pour tout type de défense. Toutefois, une des conséquences particulières de ce genre d’entretien va être de se retrouver confronté à une personne victime de torture ou de mauvais traitements.

  1. Torture et mauvais traitements en droit

Nombreux sont les lois et les différents articles provenant de la Constitution ou du Code pénal qui prohibent le recours à la torture. Malgré leur existence et la ratification par la RDC en 1996 de la convention des Nations Unies contre la torture et d’autres peines ou traitements cruels inhumains et dégradants (1984), la torture y est toujours pratiquée.

Pour mémoire:

On appelle torture, comme le dispose l’article 151 de la loi n°09/001 du 10 janvier 2009 portant protection de l’enfant, « tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment de :

  1. obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux ;
  2. la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis ;
  3. l’intimider ou faire pression sur elle, intimider, faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsqu’une telle douleur ou de telles souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite ».

La convention des Nations Unies contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants définit la torture en son Article 1, § 1 : « Aux fins de la présente Convention, le terme torture désigne tout acte par lequel une douleur ou des souffrances aigües physiques ou mentales sont intentionnellement infligées à une personne aux fins notamment d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur une tierce personne, ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, lorsque de telles douleurs ou souffrances sont infligées par un agent de la fonction publique ou toute autre personne agissant à titre officiel ou à son instigation ou avec son consentement exprès ou tacite. »

Les principaux textes de loi congolais interdisant la torture sont les suivants :

L’article 18, alinéa 5 de la Constitution, nous indique que « tout détenu doit bénéficier d’un traitement qui préserve sa vie, sa santé physique et mentale ainsi que sa dignité ». Ainsi sont, bel et bien, interdits les mauvais traitements sur les personnes en détention.

L’article 16 de la même Constitution, nous précise également que « la personne humaine est sacrée. L’Etat a l’obligation de la respecter et de la protéger. Toute personne a droit à la vie, à l’intégrité physique ainsi qu’au libre développement de sa personnalité dans le respect de la loi, de l’ordre public, du droit d’autrui et des bonnes mœurs. Nul ne peut être tenu en esclavage ni dans une condition analogue. Nul ne peut être soumis à un traitement cruel, inhumain ou dégradant. Nul ne peut être astreint à un travail forcé ou obligatoire ».

La Constitution prône ainsi la sacralité et le respect de la personne humaine.

L’Article 61 de la même Constitution dispose qu’en aucun cas, et même lorsque l’état de siège ou l’état d’urgence aura été proclamé conformément aux articles 85 et 86 de la présente Constitution, il ne peut être dérogé aux droits et principes fondamentaux énumérés ci-après :

  1. l’interdiction de la torture et des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants.

La loi n°11/008 portant criminalisation de la torture, adoptée le 9 juillet 2011, a rajouté les articles 48 bis, 48 ter et 48 quater au Code Pénal congolais.

Aux termes de l’article 48 bis: « Tout fonctionnaire ou officier public, toute personne chargée d’un service public ou toute personne agissant sur son ordre ou son instigation, ou avec son consentement exprès ou tacite, qui aura intentionnellement infligé à une personne une douleur ou des souffrances aiguës, physiques ou mentales, aux fins d’obtenir d’elle ou d’une tierce personne des renseignements ou des aveux, de la punir d’un acte qu’elle ou une tierce personne a commis ou est soupçonnée d’avoir commis, de l’intimider ou de faire pression sur elle ou d’intimider ou de faire pression sur une tierce personne ou pour tout autre motif fondé sur une forme de discrimination quelle qu’elle soit, sera puni de cinq à dix ans de servitude pénale principale et d’une amende de cinquante mille francs congolais à cent mille francs congolais ».

Et selon l’article 48 ter, « le coupable sera puni de dix à vingt ans de servitude pénale principale et d’une amende de cent mille francs congolais à deux cent mille francs congolais lorsque les faits prévus à l’article 48 bis ci-dessus auront causé à la victime un traumatisme grave, une maladie, une incapacité permanente de travail, une déficience physique ou psychologique, ou lorsque la victime est une femme enceinte, un mineur d’âge ou une personne de troisième âge ou vivant avec handicap. Il sera puni de servitude pénale à perpétuité lorsque les mêmes faits auront causé la mort de la victime ».

L’interdiction explicite de la torture se retrouve également dans plusieurs autres textes juridiques congolais, comme la loi n°09/001du 10 janvier 2009 portant protection de l’enfant, dont les articles 9 (alinéa 1er), 151 et 152 interdisent et sanctionnent la torture contre l’enfant ; ou encore comme le Code pénal militaire dont les articles 103, 166, 169, 173, 192, 194 érigent la torture et les autres PTCID en circonstance aggravante punissable de peine de « mort », en crimes contre l’humanité ou en crimes de guerre. Il en est de même du Code pénal ordinaire dont les articles 57 et 67.2 érigent les tortures corporelles en circonstance aggravante ou comme de la loi organique n°06/020 du 10 octobre 2006 portant statut des magistrats qui érige la torture en faute disciplinaire.

Il existe une exception. En effet, malgré le fait que l’article 61 de la Constitution précise qu’aucune dérogation n’est permise à l’interdiction de la torture, même en situation de guerre, d’urgence ou de siège, la force strictement nécessaire à l’interpellation d’une personne ou à son maintien à disposition de la police est légitime.

Toute autre atteinte à la personne, physique (gifle, coups divers, tirages, privations, sévices, détention sans titre ni fondement, etc.) ou morale (menaces, pressions directes ou sur l’entourage, privation de contact) reste un acte illégal quelle que soit la définition qu’on lui donne dont l’avocat ou le défenseur judiciaire doit dénoncer et faire interdire.

Outre le fait que la torture est une infraction en RDC, les aveux et les preuves obtenus sous la torture ne peuvent pas être retenus devant les cours et tribunaux. En d’autres termes, si quelqu’un a admis avoir commis un crime sous la torture, cet aveu ne constitue pas une preuve et un juge ne doit pas l’accepter comme telle. Ceci est clairement repris dans la Circulaire n°04/008/In/PGR/70 du 16 mai 1970 du Procureur Général de la République adressée aux Officiers du Ministère Public (Magistrats du Parquet).

Il est bon de rappeler que bien que la personne humaine soit sacrée, en République Démocratique du Congo, la peine de mort reste prévue dans le droit national Congolais, notamment par l’article 5 du Code Pénal, dans la liste des peines applicables pour les infractions prévues.

La RDC a cependant adopté un moratoire sur l’exécution de la peine de mort depuis 2002. En conséquence, lorsque cette peine est prononcée par les juridictions congolaises, l’exécution est suspendue, ou elle est automatiquement commuée en prison à vie.

Le Ministère Public doit dans tous les cas initier la procédure d’appel, quand l’accusé est condamné à la peine de mort. De plus, quand les recours judiciaires ont été épuisés, y compris la cassation, une condamnation à mort peut faire l’objet d’un recours en grâce.

Finalement, en vertu de la théorie de la primauté des traités et accords sur les lois internes consacrée par la Constitution de la RDC en ces termes : « les traités et accords internationaux régulièrement conclus ont, dès leur publication, une autorité supérieure à celle des lois, sous réserve pour chaque traité ou accord, de son application par l’autre partie » (Article 215), la RDC ayant ratifié des traits et accord consacrant la sacralité de la personne humaine, de la vie, et l’interdiction des traitements et peines cruels, inhumains ou dégradants, l’article 5 du code pénal livre premier est abrogé tacitement en sa disposition de la peine de mort.

  • Face à la victime, préparer l’audience

Face à cela, l’expérience a prouvé, notamment au Moyen-Orient dans les multiples petits Guantanamo instaurés par les Américains sur le territoire de leurs alliés (Pakistan, Jordanie, Arabie Saoudite, Irak) où la torture est quasi-systématique dans le cas de la lutte contre le terrorisme, que l’on a deux attitudes marquées de la part des victimes: soit elles sont murées dans un silence qui traduit à lui seul la profondeur du traumatisme, soit elles sont extrêmement volubiles sur ce qui leur est arrivé. Il s’agit là de deux catégories quelque peu schématiques dans la mesure où l’on retrouve également des comportements empruntant aux deux attitudes.

En tout état de cause, la démarche de l’Avocat ou défenseur judiciaire doit être totalement méthodique et ne jamais perdre de vue de la finalité des entretiens. Il faut instruire le cas et interroger la personne pour pouvoir construire une défense efficace. Cela implique de mettre de côté tout ressenti personnel, ce qui est délicat. Il ne faut pas non plus tomber dans la curiosité, cela nuit à l’efficacité. On va donc procéder par ordre:

Face à une personne silencieuse dont il parait évident qu’elle a été maltraitée :
  1. Ne pas perdre de vue que l’on doit l’amener à parler et résister à la tentation de parler à sa place ;
  2. Une bonne méthode consiste à lui faire raconter l’histoire de son interpellation depuis le

début en demandant au fur et à mesure de nombreux détails (couleur et marque de la voiture de police, météo de la journée, habillement des gens, etc.) qui paraissent insignifiants. Souvent, une fois que l’habitude de donner des détails est prise, on parle plus facilement des violences ;

  • Ne jamais finir ou compléter les phrases de la personne. Les silences, même s’ils se prolongent, peuvent lui servir à franchir le pas ;
  • Se souvenir que notre échelle de gravité n’est pas nécessairement la sienne et donc être en permanence à l’écoute8 ;
  • Une fois qu’elle a démarré, ne pas l’interrompre, attendre qu’elle s’arrête d’elle-même ;
  • Dans la mesure du possible essayer de faire raconter (purger) les mauvais traitements physiques avant d’en venir aux pressions et à la torture morale ;
  • Faire avec la personne l’inventaire des marques qu’elle porte et que vous pouvez voir. Demandez lui s’il y a eu des témoins (lors de l’arrestation notamment la famille ou dans les autres cellules), la description et le nom éventuel des auteurs (ils s’appellent souvent par leurs prénoms ou surnoms durant les interrogatoires musclés).
Face à une personne volubile qui porte des traces et est révoltée :
  1. Il est fondamental de laisser une première phase de purge où elle a besoin de « vider son sac ». En profiter pour saisir au passage des éléments qui vont orienter ensuite la conversation plus précise que vous allez mener ;
  2. Elle a parfois tendance à exagérer mais pas toujours ;
  3. Expliquez-lui comment vous comptez utiliser les détails pour sa défense (nullité, défense au fond, poursuite des auteurs…) ;
  4. Faite lui faire des listes précises de gens, de coups, de tenues pour réguler le flux ;
  5. Il est souvent préférable de les faire parler en premier de la torture morale ;
  6. Faites des pauses dans son récit en prenant la parole pour lui expliquer par exemple les textes qui répriment la torture ;
  7. Si le flot est ininterrompu, changez pour un temps de sujet et parlez-lui de ses proches, c’est généralement efficace pour les ramener à la réalité ; vous reviendrez ensuite sur les violences ;
  8. Faites le tour de ses blessures seulement à la fin ;
  9. Faites l’inventaire des lieux, des noms et des témoins comme ci-dessus.

Dans les deux cas évoqués ci-dessus, il faut qu’à la fin de l’interrogatoire vous ayez des éléments :

  1. Sur les circonstances de lieu et de temps
  2. Sur toutes les personnes présentes (qu’elles aient ou non participé)
  3. Sur le rôle exact de chacun et notamment la nature et le nombre de coups
  4. Sur toutes les pressions et menaces constituant une torture morale
  5. Sur toutes les marques que vous avez personnellement vues9
  6. Sur d’éventuels témoins (passants, codétenus)

Il reste alors à requérir un médecin (expertise mais aussi parfois soins nécessaires), à retrouver les éventuels témoins pour les faire entendre ou citer, et à préparer la riposte. Celle-ci peut prendre trois formes:

–  Soit une action en nullité de la procédure ou d’une partie de celle-ci (interpellation,

8Beaucoup de gens expliquent qu’ils ont été battus raisonnablement, qu’ils ont subi les violences « normales » lors d’une arrestation.

9 L’Avocat ou le défenseur judiciaire n’est jamais un témoin mais peut néanmoins informer

interrogatoires, garde à vue, etc.), nullité des procès-verbaux d’audition, d’interrogatoire, de déposition. Voir Partie V ;

  • Soit une défense au fond consistant à rejeter les déclarations ou les constatations au vu des conditions de violence et de mauvais traitement ;
  • Soit une action contre les auteurs qui peut être disciplinaire (en saisissant les supérieurs hiérarchiques, par exemple) soit pénale et civile à travers une plainte ou une citation directe. Les trois actions sont possibles simultanément, de même qu’elles peuvent s’ajouter aux défenses ci-dessus.

Dans tous les cas, il faut avoir un dossier CONCRET avant de se lancer. La charge de la preuve pèse, ici, sur la défense et elle est, par hypothèse, délicate.